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Quelques questions concernant l’utilisation des "sources orales" à partir d’une enquête sociologique sur le personnel des hôpitaux

Anne-Marie Arborio
p. 63-71

Texte intégral

  • 1 * Ce texte est celui d’une communication faite le 28 mars 2002 à l’Institut de formation des cadres (...)
  • 2 . Un ouvrage a depuis été tiré de cette enquête collective : Pierre Fournier, Sylvie Mazzella (dir. (...)

1Les réflexions proposées ici sur l’utilisation des "sources orales" en sociologie du travail s’appuient sur mon expérience de la recherche en sociologie sur le terrain de l’hôpital, notamment sur les aides-soignantes*. Dès l’origine de ces recherches1. le souci de comprendre le processus d’invention d’une catégorie en mettant au jour ses effets sur la division du travail et sur les parcours des personnels en poste, s’est combiné avec l’intention de rendre compte de "carrières" dans l’institution, entendues autrement que comme mouvement ascendant au travers de positions hiérarchisées mais plutôt de passages dans différents postes aux caractéristiques particulières, modifications de pratiques de travail dans un même poste, etc…. D’un point de vue méthodologique, ce travail mobilisait plusieurs matériaux d’enquête : des archives à partir desquelles j’ai essayé de reconstituer le processus d’invention de la catégorie d’aide-soignante, de l’analyse secondaire de données quantitatives (dont je parlerai peu ici), de l’observation directe pour étudier les pratiques de travail et des entretiens biographiques pour reconstituer les parcours des aides-soignantes traversant l’institution hospitalière. Depuis, j’ai continué à travailler les professions de santé, notamment dans le cadre d’un programme de recherche initié par Pierre Fournier (Université de Provence/LAMES) et Sylvie Mazzella (LAMES) sur les centres anciens financé par le PUCA, avec de nouvelles occasions de travailler par entretiens et de confronter mes expériences à celles d’autres chercheurs ou de doctorants travaillant sur le même terrain urbain avec des objets différents2.

  • 3 . Par exemple Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution d (...)

2A l’occasion de cette rencontre avec des historiens, je me suis d’abord demandé si j’avais utilisé des "sources orales" dans ces recherches. La réponse est forcément négative si l’on considère que le terme est réservé à l’histoire. Il est vrai que du côté de la sociologie, les matériaux recueillis dans une conversation mettant face à face un enquêteur et un enquêté sont plutôt désignés comme entretiens, catégorie unifiante recouvrant des manières assez diverses de procéder. Dans mes propres recherches où domine un mode d’interrogation biographique, c’est ce même terme qui est utilisé – entretiens biographiques – même lorsque ce sont d’anciennes aides-soignantes entrées dans les hôpitaux dans les années 1940 et 1950, qui ont été sollicitées. Pourtant, l’éloignement de l’enquête pourrait conférer aux entretiens, plus nombreux, réalisés avec des aides-soignantes en poste dans les années 1990 un statut de témoignages sur le passé. Mais surtout, la lecture de travaux d’historiens3 permet de voir que les réflexions qu’on peut avoir sur la manière de recueillir une parole sur le travail dans un entretien, quelle que soit la période concernée, ou dans des sources orales sont tout à fait proches. Dès lors qu’on réalise des entretiens, on fait appel à une mémoire pour reconstituer des pratiques sociales qu’on ne peut (ou ne veut) observer directement.

3Je propose donc, à partir de ces expériences de recherches sur le personnel aide-soignant des hôpitaux, de poser quelques questions pratiques, dans l’idée qu’elles seront communes aux historiens impliqués dans ce séminaire, qui cherchent à utiliser des sources orales relatives au travail en milieu hospitalier. Certaines de ces questions concernent la constitution du corpus de personnes à interroger, d’autres le mode de questionnement des enquêtés.

Autour du choix d’un corpus de personnes à interroger

  • 4 . Guy Michelat, "Sur l’utilisation de l’entretien non-directif en sociologie", Revue française de s (...)

4Dans le cas de ma recherche sur les aides-soignantes, la constitution du corpus des entretiens biographiques ne s’est pas faite jusqu’à obtenir un nombre pré-défini, ne serait-ce que par un seuil minimum, d’entretiens : procéder ainsi supposerait que l’on puisse inférer de l’analyse des trajectoires recueillies des résultats valables pour l’ensemble des aides-soignantes, ce qui n’était pas n’est pas mon objectif ici, sans quoi j’aurais choisi de procéder à une enquête quantitative et construit un large échantillon représentatif de la population des aides-soignantes. Pour construire le corpus d’entretiens, on n’a donc pas recherché la représentativité au sens statistique mais une certaine diversité de la population selon quelques critères. G. Michelat explique que "l’échantillon est […] constitué à partir de critères de diversification en fonction des variables qui, par hypothèse, sont stratégiques, pour obtenir des exemples de la plus grande diversité possible des attitudes supposées à l’égard du thème de l’étude", c’est-à-dire les variables dont, "en fonction des réflexions théoriques et des études antérieures, on peut estimer qu’elles jouent le rôle le plus important dans le champ du problème étudié"4. Cet énoncé repose sur deux hypothèses discutables : d’une part, ces variables pourraient être mises au jour avant la constitution du corpus et, d’autre part, l’enquêteur connaît suffisamment de caractéristiques de l’enquêté avant l’entretien pour le choisir en fonction des critères qu’il s’est fixés, à moins qu’il n’élimine au fil de l’enquête, les individus qui ne sont pas conformes aux profils recherchés.

5Concernant la première hypothèse, on repère assez facilement par la réflexion, par l’exploitation des premiers entretiens ou d’autres matériaux – pour ma recherche, analyse secondaire de l’enquête sur l’emploi, lecture des lettres de demandes d’emploi – quelques variables importantes : par exemple le sexe, parce que les compétences que les hommes font valoir dans cet univers très féminisé leur assurent sans doute une position particulière, l’origine sociale, ou le diplôme scolaire nuancent la façon de percevoir sa position dans l’institution et d’envisager l’avenir. C’est cependant l’entretien qui explique en quoi ces variables sont stratégiques pour comprendre le déroulement de la carrière et la position sociale de l’aide-soignante mais surtout en révèle d’autres. Concernant la deuxième hypothèse, si l’on peut repérer a posteriori dans le corpus les caractéristiques principales qui distinguent les différentes personnes, on ne connaît pas a priori toutes ces caractéristiques avant de procéder aux entretiens, à moins de n’interroger que des personnes proches de soi, puisque c’est l’entretien qui les met au jour. Les caractéristiques repérables a priori dépendent du moyen de contact avec la personne : en plus de son sexe et de son âge rapidement repérés dans tous les cas, on connaît de façon minimale quelques éléments sur sa position professionnelle actuelle, ne serait-ce que son établissement, son service, qui sont en fait le résultat d’une trajectoire sociale et professionnelle qui l’a peut-être amenée à traverser de nombreux établissements ou services. Il n’est pas toujours possible de réaliser un entretien avec une aide-soignante choisie en raison de sa trajectoire particulière – sauf pour certaines infirmières ou surveillantes anciennes aides-soignantes dont j’avais entendu évoquer le parcours exceptionnel et que j’ai délibérément cherché à rencontrer à ce titre. Il serait plus juste de dire qu’on a réalisé ici des entretiens jusqu’à obtenir un ensemble de situations variées en référence à des caractéristiques dont l’analyse progressive des premiers entretiens montre qu’elles sont peut-être pertinentes : c’est donc au gré d’opportunités de terrain contrôlées que s’est constitué le corpus de biographies analysées. La question de la constitution du corpus est ainsi le plus souvent occultée par la rationalisation des "choix" de l’enquêteur qui sont en fait le produit de la rencontre entre ses exigences raisonnées et les contraintes de l’accès au terrain, de la "faisabilité" des entretiens.

  • 5 . Michael Pollak, L’Expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Par (...)

6Justement, du côté des "sources orales" pour un historien, la conscience des contraintes qui pèsent sur les choix possibles est peut-être plus grande : la mortalité différenciée des groupes (d’âge, d’abord, de catégories sociales ensuite) ne permet pas l’accès à l’ensemble des témoins possibles du passé. Le retrait de ces témoins de toute activité professionnelle fait également qu’ils ne sont pas aisément identifiables ni repérables dans l’espace. Du coup, l’historien est plus évidemment contraint à faire avec quelques pistes et à constituer son corpus par boule-de-neige à partir de ces premiers contacts. Loin de n’être qu’un pis-aller, un bricolage artisanal, cette méthode apporte des résultats en elle-même par la manière dont elle éclaire sur les personnes en relation (ou encore en relation après le retrait d’activité) : que reste-t-il quelques années après des relations sociales souvent intenses nouées au travail ? Différents auteurs ont montré les effets de cette manière de procéder, par exemple Michael Pollak dans L’Expérience concentrationnaire 5.

7Dans ce corpus ainsi constitué, le souci de représentativité n’est pas de mise. Il faudrait pour cela être bien au clair sur les caractéristiques générales de la population qu’on veut "représenter" pour cela, ce qui me semble difficile. Tout au plus peut-on vouloir obtenir des témoignages sur une variété de situations, notamment en termes de "métiers", de catégories. Concernant ces "métiers", on pourrait être tenté de travailler exclusivement sur les catégories les plus spécifiques, c’est-à-dire sur les catégories soignantes. D’autres catégories, non spécifiques à l’hôpital, parmi le personnel administratif ou technique sont pourtant importantes aussi. D’abord parce qu’il existe ou a existé au moins pour les niveaux les plus faibles de qualification, des points de passage entre ces catégories. Par exemple, en interrogeant une ancienne aide-soignante, on peut s’apercevoir qu’elle est passée dans un emploi administratif en cours de carrière ou inversement qu’elle a été agent administratif avant d’entrer à l’école d’aide-soignante. Ensuite parce que le travail des agents administratifs plus spécifiquement est important à connaître pour comprendre ou lire autrement les archives écrites que nous mobilisons en même temps. C’est ce que j’ai été amenée à penser en menant des investigations au service du personnel où je travaillais sur d’anciens livrets d’enregistrement du personnel en même temps que j’assistais à la gestion quotidienne du personnel. Quelques biais affectent nécessairement la constitution de ce corpus : on va privilégier les témoignages de personnes de catégories supérieures (ceux qui vivent le plus longtemps, ceux qui s’expriment le plus volontiers comme on le dira un peu plus loin), on va privilégier au sein de chaque catégorie ceux qui sont prêts à se faire les porte-parole d’une catégorie (les militants par exemple), on va privilégier aussi les témoignages de ceux qui ont eu un long parcours hospitalier quand la réalité du personnel hospitalier reste longtemps celle d’un personnel instable. S’il existe une division du travail informelle entre "précaires" et les autres, elle nous sera peut-être difficile à connaître, bien que les "stables" soient aussi souvent semble-t-il des gens qui ont occupé une succession d’emplois "précaires" avant d’être embauchés définitivement. En même temps, les plus "stables" sont aussi ceux qui auront sans doute la connaissance la plus précise, le souvenir le plus détaillé de leur univers de travail.

  • 6 . Pour reprendre la métaphore de Pierre Bourdieu, "L’illusion biographique", Actes de la recherche (...)

8Un autre critère peut être mobilisé pour guider le choix du corpus en amont : l’établissement. On peut avoir pour idéal l’interrogation de plusieurs personnes ayant travaillé dans un même service ou au moins dans un même établissement (s’agissant d’un établissement aussi vaste que la Pitié-Salpêtrière par exemple, cela ne garantit pas forcément des situations homogènes) à la même époque, de sorte à bénéficier d’une connaissance approfondie du contexte. Cela permet de bénéficier de tous les avantages de la monographie comme j’ai pu les expérimenter dans le cas de la recherche monographique sur un quartier de Marseille, et de confronter ces témoignages, de les "critiquer". On pense par exemple au documentaire d’Hervé Le Roux sur les usines Wonder en mai 1968 ou encore une fois au travail de Michael Pollak qui a choisi pour son livre trois entretiens avec des femmes qui avaient été internées, pour deux au bloc du Revier et pour l’une dans le bloc juste à côté à Auschwitz. Ce n’est pas un idéal impossible à atteindre, notamment lorsque le corpus est constitué par l’effet "boule-de-neige". Ce serait d’autant plus important ici que le programme de recherche qui sous-tend ce séminaire porterait sur différents milieux de travail dans un même quartier. C’est une manière d’arriver à une connaissance fine de la "structure du réseau [de métro], c’est-à-dire la matrice des relations objectives entre les différentes stations", nécessaire pour rendre compte d’un trajet de métro6, dans lequel s’orientent les parcours biographiques. En même temps, vouloir se concentrer sur un seul établissement est une illusion si l’on s’intéresse aux biographies, compte tenu du déroulement des carrières qui amène de nombreux agents à travailler dans différents établissements. Doit-on leur demander de faire le tri entre leurs souvenirs de tel établissement et ceux d’autres établissements, sachant que chacun de ces souvenirs prendra sens par rapport à l’autre ou aux autres ?

Autour du mode de questionnement

9Le choix de s’intéresser à la "mémoire du travail" amène nécessairement à concevoir un questionnement portant sur le travail au sens de ce qui est fait parmi l’ensemble des tâches qui doivent être faites dans un hôpital et la manière dont cela est fait. Cette question ainsi formulée pose un certain nombre de problèmes, sans doute plus ou moins importants selon les catégories auxquelles on s’intéresse. Les problèmes soulevés ici vont plutôt à l’encontre de la constitution d’un outil standardisé sur ces questions, ou du moins en montrent les difficultés.

10Qui parle du travail de qui ? On peut se demander si l’on doit interroger telle personne comme témoin du travail de sa catégorie ou d’autres catégories. Bien sûr, chacun connaît le mieux ce qu’il faisait lui-même, ce qui signifie qu’il doit être interrogé pour cela et qu’il vaut mieux éviter de lui faire croire qu’il est interrogé comme représentant d’une institution dans ses différents aspects. Cela devrait être évident pour les catégories au plus bas de la hiérarchie et plus compliqué au plus haut. La personne enquêtée ne devrait pas être interrogée sur ce que faisaient les personnes exerçant le même métier qu’elle. Est-il possible de dire en général (en parlant plus d’une minute et en disant des choses intéressantes) ce que fait ou faisait une aide-soignante, voire L’Aide-soignante ?

  • 7 . Arborio Anne-Marie, "Médecin et aide-soignante : une relation de pouvoir sans face à face", Panor (...)

11En même temps, se priver totalement d’interroger sur les autres serait dommage : c’est aussi une manière de voir ce que chacun sait des autres, de comprendre ses relations avec les autres catégories, etc… Dans ce cas-là, le problème sera de bien situer le point de vue dans l’analyse. Ce que voit l’aide-soignante du travail du médecin est infime par rapport à l’activité de celui-ci, mais cela même est un indice de leur mode de relation7.

  • 8 . Comme pour toute pratique "non officielle", que ce soit en raison de son caractère occulte, inter (...)

12Peut-on parler du travail ? Ou bien de quoi parle-t-on quand on parle du travail ? La définition est-elle commune pour l’enquêté et l’enquêteur ? L’entretien se fait parfois sur un malentendu autour de ce terme qui fait sens pour chacun mais sans définition commune aux deux parties. Grâce à l’observation directe des pratiques de travail, j’ai pu mieux me rendre compte qu’interrogé sur son travail, l’enquêté est tenté d’exclure d’emblée un certain nombre de faits ou de pratiques qui peuvent nous intéresser et dont il faut donc faire percevoir à l’enquêté qu’il nous intéresse. Comme dans tout entretien, centré sur le travail ou sur d’autres pratiques, un tri est effectué par la mémoire qui va rendre certains souvenirs particulièrement vivants – notamment, les débuts par exemple, les ruptures, changements de service par exemple – et effacer d’autres ou les condenser dans des phrases courtes et générales. Des pratiques au travail seront éliminées parce qu’il ne s’agit pas de pratiques de travail, alors même qu’elles présentent un intérêt direct pour comprendre le travail : les pauses, les repas, la sociabilité au travail, les relations avec les services administratifs, etc… Le "hors travail" présente aussi un intérêt et pour les mêmes raisons, cet intérêt doit parfois être précisé pour que l’enquêté s’y réfère : vie familiale avec ses effets sur la carrière, effets de ce travail à l’inverse sur la vie familiale (horaires contraints, etc…). En général, dans un milieu féminin, cela apparaît voire prend toute la place dans l’entretien… D’autres faits seront dissimulés de manière plus ou moins consciente (à moins qu’ils ne soient parfois mis en avant par "fanfaronnade") : toutes les pratiques illégales, déviantes8. Ce sera par exemple le cas du vol, des violences envers les malades mais aussi des pauses lorsqu’elles s’apparentent au freinage ou que l’enquêté craint qu’elles soient perçues comme telles.

  • 9 . Y. Knibiehler observe ces mêmes réticences des personnes "sorties du rang" à donner leur témoigna (...)
  • 10 . Michaël Pollak, op. cit., p. 197.

13Certains événements ou contextes seront aussi occultés si le témoin ne se sent pas légitimé à en parler comme telle grande réforme par exemple dont l’enquêté est conscient qu’elle a été importante mais qu’il n’en connaît que les effets sur son petit morceau de vie. Ce sentiment amène parfois des réticences à l’entretien ou, pire, son acceptation de principe comme par soumission à une autorité mais l’incompréhension ouverte d’être tenu pour témoin légitime9, qu’on peut interpréter dans ce cas comme "le silence des dominés que rien n’autorise ou n’incite à raconter une vie dans laquelle la qualité de leur propre personne ne semble pas suffire à conférer un intérêt d’ordre plus général"10. Ces silences, cette gêne observée, font des mots retranscrits sur le papier un document apparemment de peu d’intérêt ; ils ne prennent sens que si l’on réussit à avoir une compréhension plus complexe de la situation sociale de l’individu que celle qui est perceptible dans ses seules paroles. Au contraire, tel autre enquêté va se centrer sur ces événements par souci d’éviter la personnalisation de l’entretien (ou par malentendu sur la demande)

  • 11 . De nombreux sociologues ont rendu compte de ces effets de la distance sociale entre enquêté et en (...)
  • 12 . Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, L’Enquête et ses méthodes : l’observation directe , Paris, N (...)
  • 13 . Michaël Pollak, Nathalie Heinich, "Le témoignage", Actes de la recherche en sciences sociales, n° (...)

14Enfin, certaines pratiques de travail ne sont pas faciles à verbaliser. Cela peut tenir aux difficultés d’énonciation de la personne, ou à la situation d’interaction de l’entretien avec les caractéristiques sociales particulières de l’enquêté et de l’enquêteur11. Cela peut tenir aussi au contenu de certaines pratiques. Par exemple dans le récit de la journée de travail des aides-soignantes, une phrase courte résume souvent le travail de la matinée : "on fait les toilettes". Seule l’observation directe12 m’a permis de comprendre le poids de cette tâche et ce à quoi elle donnait lieu, toujours masqué par les termes convenus (et vides de sens pour moi a priori) de "relation au malade". Il n’est pas facile de parler des "toilettes" pour diverses raisons : elles font partie des tâches quotidiennes racontées sur le mode du "cela va de soi", sont trop peu légitimes pour être mises en avant face à un étranger, voire proches de l’indicible13 (qui concerne plus généralement le sale, la mort à l’hôpital…) en ce qu’elles relèvent du dirty work, au sens absolu, mettant en contact avec les déjections du corps, amenant à enfreindre les règles de pudeur qui ont cours hors de l’hôpital, y compris en ce qui concerne leur récit oral. Ce type de pratiques, trop banales et illégitimes, sur lesquelles les acteurs sont peu enclins de ce fait à verbaliser renforce la nécessité, si l’on s’intéresse aux pratiques de travail, de les observer directement et non de s’en tenir au discours sur ces pratiques.

15L’un des problèmes posés est également celui de la chronologie des événements restitués dans l’entretien, du contexte des pratiques. Elle est reconstituée après coup par le chercheur mais il n’est pas inutile d’avoir en tête la double contextualisation nécessaire du propos au moment du questionnement de l’enquêté. D’abord, concernant l’institution, alors que les acteurs auront tendance à parler (si on n’est pas précis) du travail en général, sans le situer dans le temps, éventuellement avec un "avant" situé par rapport à un "après" à la temporalité assez vague. Ensuite, dans le cours de la biographie (les débuts font souvent l’objet de récits plus circonstanciés que la suite. Mais d’autres passages de la biographie peuvent aussi être particulièrement détaillés pour diverses raisons (correspondant à des changements de statut, de services, etc…). Le premier travail d’analyse, consistant à reconstituer la carrière dans ses différentes étapes, n’est pas toujours aussi facile qu’il n’y paraît.

16Ces quelques questions qui ne prétendent pas à l’exhaustivité montrent peut-être les difficultés de la construction d’un outil standardisé pour enregistrer la mémoire du travail, plus qu’elles n’indiquent vraiment une voie à suivre pour y parvenir. Mais elles sont posées dans le cadre de ce séminaire réunissant des historiens, avec la conviction qu’il y a un fort intérêt, pour les résoudre, à la confrontation ou la discussion commune de travaux d’historiens et de sociologues.

17Article publié avec l’aimable autorisation de La Gazette des Archives, revue de l’Association des Archivistes Français http://www.archivistes.org/​

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Notes

1 * Ce texte est celui d’une communication faite le 28 mars 2002 à l’Institut de formation des cadres supérieurs de santé de La Pitié-Salpètrière dans le cadre du séminaire du Centre d’Histoire sociale du XXe siècle "Sources orales et mémoire du travail" (programme de recherche "Apprentissage, transmission et créativité de la ville et dans la ville").

1. Celles-ci ont donné lieu à une thèse de doctorat en sociologie, publiée ensuite sous forme d’ouvrage. Anne-Marie Arborio, Un Personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital, Paris, Anthropos, Coll. Sociologiques, 2001, 334 p.

2 . Un ouvrage a depuis été tiré de cette enquête collective : Pierre Fournier, Sylvie Mazzella (dir.), Marseille, entre ville et ports. Les destins de la rue de la République, Paris, La Découverte, Coll. "Recherches", 2004, 314 p.

3 . Par exemple Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique de la France, 2001, 864 p.

4 . Guy Michelat, "Sur l’utilisation de l’entretien non-directif en sociologie", Revue française de sociologie, XVI, 1975, p. 236.

5 . Michael Pollak, L’Expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, Coll. "Leçon de choses", 1990.

6 . Pour reprendre la métaphore de Pierre Bourdieu, "L’illusion biographique", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986, p. 72.

7 . Arborio Anne-Marie, "Médecin et aide-soignante : une relation de pouvoir sans face à face", Panoramiques, "Le pouvoir médical", n° 17, dirigé par Rémi Lenoir et Myriam Tsikounas, 1994, pp. 58 et 60-64.

8 . Comme pour toute pratique "non officielle", que ce soit en raison de son caractère occulte, interdit, ou bien de sa banalité, de son illégitimité. Cf. Olivier Schwartz, "L’empirisme irréductible", postface à Nels Anderson, Le Hobo. Sociologie du sans abri, Paris, Nathan, Collection "Essais et Recherches", 1993 (1923), p. 267-268.

9 . Y. Knibiehler observe ces mêmes réticences des personnes "sorties du rang" à donner leur témoignage : "Les unes alléguaient qu’elles n’avaient rien fait d’extraordinaire, quelques-unes prétendaient être incapables de s’exprimer, beaucoup laissaient deviner une méfiance, une inquiétude que rien n’a pu désarmer". Yvonne Knibiehler, Cornettes et blouses blanches. Les infirmières dans la société française 1880-1980, Paris, Hachette, 1984, p. 227.

10 . Michaël Pollak, op. cit., p. 197.

11 . De nombreux sociologues ont rendu compte de ces effets de la distance sociale entre enquêté et enquêteur et les ont analysés.

12 . Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, L’Enquête et ses méthodes : l’observation directe , Paris, Nathan, Coll. "128 Sciences sociales", 1999, 128 p.

13 . Michaël Pollak, Nathalie Heinich, "Le témoignage", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, pp. 3-29.

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne-Marie Arborio, « Quelques questions concernant l’utilisation des "sources orales" à partir d’une enquête sociologique sur le personnel des hôpitaux »Bulletin de l'AFAS, 29 | 2006, 63-71.

Référence électronique

Anne-Marie Arborio, « Quelques questions concernant l’utilisation des "sources orales" à partir d’une enquête sociologique sur le personnel des hôpitaux »Bulletin de l'AFAS [En ligne], 29 | été-automne 2006, mis en ligne le 12 août 2010, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/afas/610 ; DOI : https://doi.org/10.4000/afas.610

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Auteur

Anne-Marie Arborio

Anne-marie Arborio est Maître de Conférences en sociologie, Université de Provence, Laboratoire d’Economie et de Sociologie du travail (LEST)

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Droits d’auteur

CC-BY-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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